José Giovanni > Réalisateur Scénariste Dialoguiste > Un aller simple
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Hercule Muchielli m'appelle. II me produirait bien un autre film. C'était vraiment un pari de poursuivre une carrière de metteur en scène depuis un coin de forêt au bout d'une route en cul-de-sac. Je lui propose une «Série noire» américaine de Henry Edward Helseth : Un aller simple. Les Ricains en ont déjà tiré deux films. Je dois trouver des équivalences de décor. J'ai la liberté du casting. Hercule et Jacques Bar montent une coproduction franco-italo-belgo-espagnole.
Il n'y a pas de rôle principal pour Lino. Le héros a vingt-cinq ans. J'ai repéré un acteur dans le film de Labro Tout peut arriver : Jeau-Claude Bouillon. Les yeux clairs, des angles sur le visage, une allure déliée. J'obtiens deux acteurs connus en Italie : Giancarlo Giannini et Ottavia Piccolo. Pour le reste des acteurs solides :
Maurice Garrel, Jean Gaven, Rufus et Nicoletta, chanteuse de blues de caractère, au tempérament explosif.
Ce n'est plus la grosse armada habituelle. La nostalgie des polars américains me porte. J'engage un certain Alain Corneau comme premier assistant. Nous décidons d'utiliser les brumes du port d'Anvers. Un paquet de séquences tournées la nuit pour commencer. Corneau me conseille un jeune chef opérateur, William Glenn, innovateur et physiquement indestructible, pour un plan de travail serré qui menace d'être exténuant. Je retrouve Jacques Rouffio à la direction de production.
Les nuits sont froides et humides. Je porte une veste en duvet. J'ai lu parfois sur la vitre d'un bistrot «Interdit aux chiens et aux nègres ». La mauvaise odeur d'un racisme illustré au Congo.
Il me suffit de sommeiller un quart d'heure sur une chaise longue pour récupérer durant les nuits. La vitalité d'Alain Corueau est stupéfiante. On coupe à 6 heures du matin, et à midi il réveille déjà l'équipe pour parler de la suite. Lorsqu'une personne, parfois étrangère, m'approche, il s'interpose :
« Faut pas déranger le metteur en scèue. »
Il est évident qu'il en sera bientôt un. Ma scripte, Minouche, est snobée par le matériel électrique de William Glenn. Il nous éclaire une poursuite de nuit dans un hangar avec des lampes torches traditionnelles. Minouche m'assure que l'écran sera noir comme un puits de pétrole. Au contraire, nous suivons la poursuite du plus bel effet dramatique. J'adore cette nouvelle équipe. On s'amuse à des joutes idéologiques. Ils sont trotskistes, alors que je me définis comme un révolutionnaire de droite. Un jour qu'un artificier place sur le chambranle d'une porte des petits détonateurs pour faire éclater le bois, j'indique à l'acteur qui joue un vigile contre lequel un gangster ouvrira le feu -     à blanc - l'endroit précis où il devra placer sa tête pour ne pas risquer de prendre un éclat de bois.
«J'ai compris ... Je n'ai pas envie de prendre une balle dans la tête », me répond-il.
Vertigineux. Il croyait qu'on allait le canarder à balles réelles et il acceptait de jouer la scène malgré tout. Émouvants, les acteurs.
Coproduction exige, le tournage se transporte en Espagne. Zazie m'y rejoint. Les enfants, à l'école dans notre village, sont gardés par Marceau et sa famille, nos amis hôteliers. Pour des questions de trésorerie, je dois tourner la suite et la fin dans un studio espagnol. Le septième art reste de l'art industriel. Les intérieurs en studio sont censés correspondre avec les extérieurs belges. Je ne suis pas encore rompu à la tricherie du cinéma et je m'y retrouve mal, quant au climat du récit.
Dans ce film, Rufus a interprété un braqueur perdu de l'équipe des Chats sauvages. Ce garçon, étrange dans la vie et dans son métier me marque. Il touche à la comédie discrètement, comme s'il craignait de gêner. Il ne ressemble à personne.
Dès le premier montage, j'éprouve la complexité du récit. On part sur une histoire et on bifurque sur une autre. Je ne l'avais senti ni à l'écriture ni sur le plateau. Ce n'est plus rectifiable. Le film aura une carrière très moyenne. Je me console car mon ami, mon père dans le cinéma, Hercule Muchielli, a monté habilement l'affaire et il ne perdra pas d'argent. J'ai toujours la crainte de ne pas honorer la confiance qui m'est offerte.