José Giovanni > Scénariste dialoguiste > Classe tous risques
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Ne pas laisser l'express de ma chance insolente bifurquer sur une voie de garage. Tout est finalement signé. Comment travailler avec Claude Sautet à l'adaptation de Classe tous risques ? C'est un citadin chronique, tandis que onze printemps derrière de hauts murs m'ordonnent de me saouler des senteurs de la forêt et des herbages après la pluie.
La production paye notre séjour à Bois-le-Roi. Claude Sautet, entre deux séances de travail, pénètre dans le labyrinthe du passé de Bénazet, notre aubergiste, ex-boxeur raté, puis manager de boxe, pilote de derby pour abriter un coureur cycliste sur Bordeaux-Paris, agent artistique pour tournées de danseuses peu farouches, videur de boîte de nuit, ex-patron de La Boule noire, un bal de voyous, pygmalion ruiné par une fausse Joséphine Baker. Je trouve que pour des scénaristes bossant sur un sujet de blessures à l'âme et au corps, Bénazet nous maintient dans une marginalité propice à la création. Nous n'écrivons pas. J'écoute Sautet me parler de l'écriture cinématographique. Il complète l'enseignement de Jacques Becker. Si le roman n'est pas un métier en soi, son adaptation à l'écran en est un. Je suis heureux. À trente-six ans, j'apprends enfin un métier. Je me transforme en éponge. Même le folklore vécu avec Le Breton et Joffé est dans cette éponge.
Sautet pense que le film ne parviendra pas à s'étendre, comme le roman, sur les nombreuses péripéties des deux gangsters traqués en Italie, et pas davantage sur la longue déchéance d'Abel.
«Mais, dans la courbe de leur trajet, on doit tout garder. »
Sautet pense à la voix off d'un récitant. Un texte ramassé, propre à mon style. Sautet n'écrit pas mais il rectifiera, avec le sens du mot à sa place et sa place pour chaque mot. Ce perfectionnisme m'est inconnu. J'écris à la vitesse de ma pensée et je ne rature pas. Sous la direction de Claude Sautet, lentement, en dix jours, nous arrivons au terme d'un commentaire qui me servira d'exemple pour longtemps. Le choix des images, coulera de source sur le texte.
Dès le départ, en gare de Milan, la situation de ce gangster en fuite avec femme et enfants est campée. Le récitant n'interviendra ensuite que pour éclairer le passé des trois persounages et sceller le destin d'Abel.
J'essaie d'aérer Claude, qui fume beaucoup trop. On joue aux boules et on marche dans la forêt. Curieux de tout, il accepte de monter à cheval. Au début, je tiens sa monture par la bride. À force de voir grimper des geus sur les rochers, il essaie. Je grimpe derrière lui pour parer la chute. J'aime son rire le soir à la veillée, lorsque le récit de Bénazet tourne au burlesque. J'aime aussi son émotion à fleur de peau, la vue troublée par les larmes lorsque, un soir, Bénazet ne pourra plus s' eudormir.
«À vous deux je peux le dire, cette garce, cette traînée reviendra. Ça sera un soir comme celui-là. Il pleuvra sur les vitres, comme il pleut là-haut dans ta chambre, José. Elle tiendra sa valise en carton bouilli, Il celle du début, avant que je la connaisse. Elle n'osera pas frapper à la vitre. Elle dégoulinera comme mon cœur a dégouliné lorsqu'elle m'a plaqué. Je la distingue debout dans sa honte. Alors j'attendrai un peu et j'ouvrirai la porte lentement, tu vois, Claude, lentement, comme ça. Y aura que la pluie dans le silence et j'ouvrirai les bras... Vous voyez, comme ça ... »
Il les ouvre et une larme s'échappe de la paupière de Claude.
Bénazet referme ses bras sur lui-même. Je torture un trombone abandonné sur une table. Il revient vers nous:
« ... et qu'est-ce que je pourrai lui dire à l'oreille de pas trop con ? ... Vous qui écrivez, vous pouvez pas me trouver quelque chose à dire de pas trop con ? ... » Claude se lève. Son regard erre dans la pièce. Il a sans doute l'impression de sortir d'un film. Il pose sa main sur l'épaule de l'homme qui vient de ramasser les morceaux brisés du vase de sa vie et monte se coucher en silence.
Je ne peux rien dire non plus. Claude et moi nous avons le même âge. J'ignore évidemment le temps qu'il nous reste à passer sur terre, mais j'ai l'impression très forte que nous nous estimerons et que nous nous verrons toujours, jusqu'à ce que la mort nous arrache l'un à l'autre.