José Giovanni > Scénariste dialoguiste > Les grandes gueules
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
J'ai mal digéré mon échec sur le projet des scieries vosgiennes. Que faire ?... Rien de plus réconfortant que la haute montagne. La saison commence. Je vais demander au granit des parois et aux séracs bleus des glaciers de me consoler. Je loue un chalet à Chamonix pour ma femmme, mes enfants et mes vieux parents.
Sans que nous ayons besoin, ma jeune femme et moi, d'en parler ouvertement, nous éprouvons l'envie de vivre l'un près de l'autre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je l'ai déjà initiée à la pratique des écoles d'escalade : Fontainebleau et les parois calcaires de l'Yonne. À Chamonix, elle m'accompagne dans tous les refuges. Les sommets seront pour un peu plus tard. Je me gorge de parois et je clôs ma saison par la face nord de l'aiguille du Dru avec Jacques Le Menestrel, alpiniste ailé devant les dieux de la grimpe. Et pour la première fois, aux prises avec cette glaciale face nord, je pense à la famille dont je suis responsable, deux enfants en bas âge, et je me reproche les risques côtoyés. Je ne peux imaginer le cadeau que va m'apporter cette ascension.
Nous tirons sur nos muscles depuis 4 heures du matin. À midi, très proches du sommet, nous apercevons une minuscule ouverture dans la paroi. On s'y engage en rampant, elle nous conduira à la face sud. Enfin le soleil sur la peau. Nous voilà sur la vire de quartz, un balcon du vertige avec la hauteur de deux tours Eiffel bout à bout sous les pieds. Pain et fromage là-dessus. Mon copain me pose une question sur ma fabrique de rêves. Lui, sorti de Polytechnique, est cartographe. Je raconte mon échec sur mes scieries. Et, soudain, une vision s'impose. Ce n'est pas la Sainte Vierge. C'est l'image d'un homme simple, proche du terroir, un peu timide, qui vient, remettre en marche la scierie artisanale et poussiéreuse de son père. Ce n'est plus Lino Ventura et sa force de décideur. Mon erreur était grandiose. Alors qui est-ce ? Je pense à Bourvil. Merci chère face nord des Drus... Merci! Il ne me reste qu'à embrasser la vierge métallique scellée au sommet!
Au cours de la descente, une succession de courts rappels, l'idée se solidifie. Mais acceptera-t-il ? Je bénéficie du bon sens de mon ami Lino Ventura. Il jouera avec plaisir le rôle du taulard proposant une main-d'œuvre de libérés conditionnels à la scierie isolée pour assumer une vengeance personnelle. Il ne connaît pas Bourvil. Jean Rossignol non plus. Et moi : non plus. L'agent de Bourvil me réclame le sujet. II dépose le scénario et le roman. Réponse dans trois semaines. L'attente. Il pourrait lire en deux jours. Non ! Trois semaines.