José Giovanni > Scénariste dialoguiste > L'Homme de Marakech
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Je me lave le cerveau en intensifiant les séances d'escalade dans la forêt de Fontainebleau. Melville, dans sa tanière, doit bouffer ses lunettes de soleil. Jacques Deray m'appelle. Il a signé pour un film, L'Homme de Marrakech, d'après un roman anglais, et la lecture du scénario décourage la coproduction italienne. Si elle quitte le projet, l'édifice financier du film se fissure. Suzy Prim, ex-comédienne, sex-symbol du cinéma français, dirige cette production folklorique. Acteurs choisis, repérages faits dans le sud de l'Espagne, ce tournage imminent, privé de scénario, relève du bloc opératoire d'urgence. Sous leurs bonnets de chirurgiens, Claude Sautet et votre serviteur vont ras-surer la famille du malade. C'est-à-dire la production. Et le sympathique metteur en scène.
Le sujet prend de légères racines dans l'attaque d'un transporteur d'or. Une astuce : charger le fourgon à l'intérieur d'un gros camion, et au revoir Gertrude. Nous disposons d'une belle, Claudine Auger, et d'un aventurier, George Hamilton, plus crédible au sein de la jet-set, la fille de Nixon à son bras, qu'armé d'un bazooka sous le soleil torturant du désert.
Avec Claude, nous bénéficions d'une telle confiance de la part de Suzy Prim qu'elle n'attend pas de lire notre réécriture pour lancer le tournage. Le matériel de Deray, véhicules, fourgon spécial, etc., est bloqué à la douane espagnole. Ce fourgon, dans son immense camion, ressemble à une machine de guerre qu'on aurait cherché à dissimuler. Il n'était sur aucune liste. Néanmoins, Deray tourne pour meubler : passages de voitures, etc. Il essaye d'arranger les choses par pure gentillesse, et personne n'en tiendra compte à l'heure du retard sur l'essentiel.
Finalement, nous devons le rejoindre, avec le scénario en chantier, près d'Alméria, le fief des westerns-spaghettis. Au fur et à mesure de nos séquences, nous lui livrons de quoi tourner. L'acteur Ivernel entrebâille parfois notre porte, et de son visage angoissé s'échappe toujours la même phrase :
« Mon rôle ?... Ça vient bien ?.... »
Un bel hôtel et l'intelligence de Claude Sautet pour m'enrichir. Deray, sur son tournage, mastique calmement les difficultés, repasse les plis profonds du désordre de la production. Suzy Prim, transferts de fonds non établis, ramène du fric de Paris en liquide, caché dans sa culotte.
À la fin de l' histoire initiale, l'héroïne abandonnait le butin pour partir avec l'aventurier. Le casting nous incite à lui laisser son blé et à virer la gravure de mode qui lui sert de guerrier. Claude Sautet s'en va. Je reste pour attendre Zazie. Elle va venir en voiture. Ma mère et une employée s'occupent des enfants. Nous reviendrons en profitant un peu de l'Espagne. Un voyage de noces tardif. Deray, pour sauver son film, est obligé de dépasser le budget, d'ailleurs fantaisiste. Le distributeur débarque pour mettre de l'ordre dans les comptes. Il a l'impression que son grisbi fond comme un suppositoire dans le cul d'un fiévreux.
Suzy Prim s'inquiète : sa bouche, ses lèvres se compressent et se relâchent à faire exploser un tabernacle. Elle me prie de déjeuner sur une table à côté d'elle et me demandera d'intervenir si nécessaire. Elle a un petit loulou de Poméranie daus les bras. Le distributeur a le même clébard. Chers trésors !... J'écoute leurs histoires de chiens. Celui du distributeur n'a pas de bonbons le soir, quand il a désobéi à sa maîtresse. Celui de Suzy Prim gémit quand elle se dispute avec son homme. Pas un mot du film, le combat de Deray. Rien. Une dernière histoire de chiens et le distributeur reprend l'avion. Encore une leçon sur le cinéma qu'on ne risque pas d'apprendre dans une école.
Zazie arrive au volant de notre break Volkswagen.
Jacques Deray n'a plus besoin de moi. Nous rentrons à la maison. Hemingway disait : «Aller en Espagne sans visiter Ronda est un péché.» J'ai commis assez de péchés pour ne pas y ajouter celui-là. Nous dormons à Ronda, ville bâtie sur deux pitons rocheux qu'un pont relie au-dessus du vide.