José Giovanni > Réalisateur Scénariste Dialoguiste > Le Ruffian
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Heureusement, sur le tournage à Zurich, il y avait le producteur, Norbert Saada. Lino se sentait bien en sa compagnie. Il était très doué pour les rapports conviviaux. Je pressentais que Norbert avait déjà dû intervenir pour arrondir certains angles.
Un soir, nous dînons tous les trois autour d'une table gastronomique. Lino dit qu'il en a marre de jouer des personnages cravate noire et costume gris.
«Pour l'instant je n'ai rien de rustique... à part Le Musher.
- J'aime bien... mais on gèle sur place dans ces régions-là. »
Il va aux sports d'hiver, mais le terrain de curling n'est pas loin d'une pièce chauffée. Il ajoute, en reprenant du pot-au-feu, que j'ai autre chose dans mes tiroirs. Il me rappelle une histoire de coureurs automobiles dont l'un avait causé la paralysie des jambes de l'autre. Et aussi la mine d'or des Ruffians attaquée par des pillards.
«C'est de la matière riche... Tu réfléchis et tu essayes de mélanger les deux... Ça sent bon et je suis déjà partant.»
Je promets d'essayer. Norbert Saada a écouté attentivement. En fin de soirée, nous attendons sur le trottoir la voiture et le chauffeur qui nous ramèneront à l'hôtel. Norbert est entre Lino et moi. Je me sens légèrement tiré par le blouson. Norbert, discret, murmure à mon oreille :
«Le film, c'est pour moi, hei... »
Avant d'écrire une seule ligne, une grande vedette et un producteur sont du même voyage que moi. Je mets en route mon usine à raconter. Je n'écris jamais rien au début. Je me parle. Faisant les questions et les réponses en marchant ou en roulant sur mon vélo. Jamais en escaladant une paroi, trop dangereux. L'univers vertical exige de ne penser qu'aux prises de mains et de pieds. Le repos total du cerveau.
Je dois décider du départ de mon histoire. En flashback pour le passé des deux pilotes de course, ou bien dans l'ordre chronologique, poussant l'histoire devant moi comme un chasse-neige ? Pour choisir, il faut raconter en déroulant les deux options. Je franchis à vélo le col de la Forclaz, près de chez moi, et je trouve déjà le cadre de la mine d'or : elle sera en montagne, au Canada, dans les Rocheuses. À ciel ouvert, avec des wagonnets que les chercheurs guideront sur des rails au bord du vide.
Puisque le vélo est source d'idées, j'entraîne deux copains dans un raid de quatre jours : du lac Léman à Nice. Vingt cols échelonnés sur 720 kilomètres. Avec le fameux camet à faire tamponner. Zazie et son camping-car pour nous chouchouter. Le premier jour, c'est l'été, on se réserve une petite sieste de deux plombes aux heures les plus chaudes. En roulant à la fraîche jusqu'à 22 heures, j'ai déjà opté pour que le film s'ouvre grands espaces. Un hydravion se poserait sur un lac de montagne pour ravitailler les mineurs.
Pierrot Rieux, dit le Socialo, et Jean-Paul Martin, dit le Distrait, roulent avec moi. Le Distrait, rneilleur, est souvent devant. Les montées et les descentes de col ne sont pas des terrains de bavardage. Un ex-coureur du Tour de France, Guelpa, est également de ce raid. Il nous snobe par son avance. Sa femme suit en voiture et ils dorment à l' hôtel. Nous sommes dans notre bus-dortoir, plus spartiate. À la fin du deuxième jour, je sens un début de tendinite me chatouiller le talon gauche. Pas grave, j'ai trouvé deux gags pour illustrer l'entente de mes deux pilotes de course : ils prennent des paris sur la traversée d'un billard dans sa longueur, chaque pied posé sur une boule. Et ils font les cons sur la tour Eiffel, le plus jeune menace de se suicider, son copain le raisonne, les badauds s'amassent. Le jeune se jette dans le vide et se rattrape à une poutrelle.
Le troisième jour, le ciel se met en deuil. Nous franchissons le col du Galibier, passons par le col du Lautaret et attaquons celui d'Izoard, versant Briançon. Ma cheville grince comme la porte d'un château hanté. Je change ma chaussure cycliste contre un chausson d'escalade montant et je supprime la courroie du calepied. Aussitôt, j'oublie ma tendinite pour me concentrer sur les personnages féminins de mon film. J'invente une aventurière surnommée la Baronne. Je verrais bien Claudia Cardinale mettant du fric dans une entreprise dingue de ce rêveur de Lino.
Et pour adoucir la vie du deuxième coureur, paralysé sur son fauteuil après l'accident provoqué par Lino, une jeune Canadienne sportive rencontrée sur la tour Eiffel prend naissance à chaque coup de pédale. En compagnie de ces deux femmes, j'arrive au sommet de l'Izoard. En descendant versant Casse-Déserte, Zazie, fait une photo devant la stèle de Fausto Coppi. Une lourde pluie commence à nous lincer dans le col de Vars. Guelpa, le quatrième, est sans doute déjà dans son hôtel à Barcelonnette. L'humidité géante m'amidonne le cerveau. Nous avons l'adresse de l'hôtel de Guelpa. On s'arrête pour le saluer. Il est douché, pimpant et au sec. Nous restons dans le jus.