José Giovanni > Réalisateur Scénariste dialoguiste > La loi du suvivant
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Mon tournage démarre. L'équipe est restreinte et on va lui demander de violents efforts. Vera Belmont gère l'ensemble. Comme elle est de religion communiste, je suppose qu'elle entretiendra l'ambiance du cœur avec le monde du travail. J'ai un chef opérateur-cadreur de talent : Barsky, doté d'un solide physique. Alexandra Stewart est infatigable. Michel Constantin a décidé de m'aider, il coopère maxi en fermant sa grande gueule. Je flanque mes deux acteurs dans l'eau froide des torrents, sur des vires veltigineuses au-delà d'une marche épuisante. Il n'y a que deux machinistes, alors, pour le matos, je porte avec eux.
Michel l' aventurier doit guérir Alexandra de sa peur maladive de tout, animaux compris. J'ai écrit qu'un ânon devait la poursuivre. Oui, je l'ai écrit. La régie doit m'amener un ânon qui tète encore sa mère. On mettra Alexandra entre la mère et son ânon, et, en courant après sa mère, l'ânon donnera l'impression de poursuivre Alexandra. Ça paraît archisimple. Mais l'époque tardive du tournage n'offre que des ânons sevrés. Malheureusement, aucun retard n'est possible : le devis du film est verrouillé comme une huître malade. Je suis dans la gonfle. On me propose de couper la séquence. Je touche aux délices de la mise en scène : un assistant se pointe avec un agneau dans les bras. Bébé animal pour bébé animal ! Cette fois, je me heurte au danger que le tournage fait courir à l'écriture. On a mis des annonces. Un ânon tardif existerait en montagne. Nous sommes à Corte. Je tourne. L'ânon poursuit Alexandra dans la descente d'un long escalier en pierre inégales. L'ânon brinquebale.
«On va manger du saucisson d'âne », dit un Corse curieux de la suite.
La séquence se termine. Michel ramasse Alexandra évanouie dans un champ. C'est dans la boîte. Vera Belmont respire. On tourne en Cinémascope. Pour filmer la traque du couple par le clan qui cherche à récupérer leur victime, je tourne pendant les déplacements. Chaque jour nous changeons d'hôtel. Pas la moindre journée à sacrifier aux voyages. Nous arrivons un soir à 18 heures à Porto pour rejoindre Girolata, un port minuscule seulement accessible par mer ou par un sentier de montagne.
Des rafales de vent s'amusent avec une lourde pluie. Le bateau prévu ne peut prendre la mer. Nous sommes bloqués. Pour combien de jours ? ... En octobre, ça peut durer. Et je ne peux tourner rien d'autre en dehors de Girolata. Le sentier qui nous y mènerait part d'un col accessible par la route au-dessus de Porto. De là, deux heures à pied. Je décide de louer des ânes dans un village voisin et de charger le matériel de tournage et un soupçon d'affaires personnelles pour l'équipe. À 21 heures nous serons sur place. Le lendemain, on tournera sans une minute perdue. Les membres de l'équipe, assis sur leurs valises, rappellent l'exode des réfugiés en 1940.
« C'est pas la guerre ... Juste un film ... Allez !... C'est un métier d'aventure. »
Sans doute pour Zazie et moi. Moins sûr pour eux.