José Giovanni > Scénariste dialoguiste > Du rififi à Tokyo
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Jean Rossignol m'envoie un télégramme chez Jean Giossier, ma boîte aux lettres de Gérardmer. Je dois rentrer à Paris. Une proposition sur le Japon. J'hésite à interrompre le roman sur place. Je lui téléphone. Il insiste. Ça serait court et bien payé. J'ai hérité de ma mère la peur de manquer, et mon métier n'offre aucune sécurité.
Le sujet du Japon croise, une fois de plus, la route d'Auguste Le Breton. Il a écrit Rififi à Tokyo. Jacques Deray doit faire le film, et un problème de scénario se digère aussi mal qu'une arête de poisson fichée dans la gorge. Jacques Bar, le producteur, est une antenne de la Metro-Goldwyn-Mayer en France. Il a expédié un scénariste maison à Tokyo pour s'imprégner des lieux et revenir avec une adaptation de la nouvelle d'Auguste. La mayonnaise n'a pas pris. La Metro refuse le scénario. Le casting est arrêté : Charles Vanel et Mylène Demongeot, vedette aux États-Unis après sa prestation dans Bonjour tristesse, d'après Françoise Sagan.
Jacques Deray pense que l'histoire de base, disons le casse de banque à Tokyo, m'ira comme un thermomètre à un malade. Il ne me demande même pas d'écrire. Je dois reconstruire au magnétophone. Le Breton s'en bat le borsalino. Il a déjà encaissé le chèque pour la cession de ses droits.
« Mais je ne connais pas Tokyo.
- On va t'organiser le voyage », m'annonce Jacques Deray.
Après mon refus pour Les Aventuriers, sa confiance me touche. J'y ajoute la paye américaine, plus l'exotisme, plus Charles Vanel. Me voilà donc dans l'avion. Une escale à Anèhorage. L'Alaska, mes rêves de chercheur d'or, Croc-Blanc, et les bouquins de London. Peut-être un prochain livre.
Je débarque à Tokyo. Le palace, une charmante interprète à ma disposition. Dans les rues, beaucoup de costumes traditionnels. Visites nocturnes des boîte pour flairer les ambiances. La ville est divisée en blocs que se partagent les voyous. D'une main, ils font régner l'ordre. De l'autre, ils encaissent le produit du racket. Dans le scénario, le recrutement du gangster par Vanel manque de souffle. Je visite une grève déserte et une pêcherie de perles. J'y vois plus clair et je me raconte chaque soir la progression des événements. J'ai inventé très vite, ce qui me permet de bénéficier des charmes de la jeune interprète. Jacques Juranville, le directeur de production de Jacques Bar, m'a rejoint avec le scénariste, qui transcrira mon récit enregistré au magnéto. Juranville est alpiniste. Nos conversations creusent l'écart entre nous et le scénariste, plus habitué à l'aventure de boudoirs peuplés de couturiers qu'à l'Aventure.
J'ai débuté en écrivant des polars dans une chambre de bonne, les bistrots et les parcs. Qu'il est bizarre, l'itinéraire me conduisant aujourd'hui à Tokyo dans le cul-de-sac d'une impasse coupe-gorge, allongé sur une natte, le corps couvert d'aiguilles par un vieux bonze parcheminé ! Il m'avertit que la dernière aiguille dressera le bilan de mon système nerveux. Il la plante et mes pieds semblent rejoindre mon nombril. Ce raccourcissement violent m'ouvre les portes du calme, me transforme en nénuphar. Je flotte, étranger à la circulation et même au séisme qui m'arrache du lit et me projette jusqu'au sol.
Nous rentrons à Paris. Autour du magnétophone, mon nouveau récit accroche. Je peux m'installer à Bois-le-Roi dans mon auberge pour écrire Le Haut-Fer.