José Giovanni > Scénariste dialoguiste > Le trou
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
J'ai rendez-vous avec Jacques Becker chez Jean Rossignol. J'ai vu certains de ses films : Goupi mains rouges, Touchez pas au grisbi, Casque d'or, avec le héros jeté sous la guillotine et Simone Signoret assistant au massacre depuis une fenêtre. Le couperet tombe sur Serge Reggiani son amant, et la comédienne sublime a un bref mouvement vers sa poitrine pour signifier que la lame vient de couper deux têtes.
Cette image finale de Casque d'or me rapprochait de Jacques Becker. Une aube semblable n'avait-elle pas failli ensanglanter ma nuque ? Je suis pile à l'heure. Becker est déjà là. La poignée de main, entière, nette, est celle que j'attendais. L'élégance de ses gestes est en accord avec la coupe et la souplesse de ses vêtements. Un visage aigu, la peau bistrée et un timbre de voix grave que l'hésitation sur certains mots rend singulier. J'aurais dû mettre pour l'occasion le costume que mon ami d'enfance, Robert Urbini, tailleur de son état, m'avait confectionné. Et le tapis d'Orient du salon subissait l'injure de mes chaussures de training.
Jacques Becker me montre une coupure de journal relatant avec du vrai et du faux notre tentative d'évasion de l'époque. Je rectifie le faux et je me trouve renvoyé un paquet d'années en arrière, changé en taupe pour m'arracher au piège.
« En lisant votre livre, l'article que j'avais découpé m'est revenu en mémoire. »
Il ajoute que si nous n'avions pas été trahis, je n'aurais sans doute pas écrit le livre. Il pense que le traître est donc le personnage principal de cette aventure.
« Dans votre livre, on entre dans la cellule avec Manu. L'évasion va être décidée avec Manu, donc, personne ne doute de lui. Dans le film, je veux entrer dans la cellule avec le futur traître, et que les détenus déjà là se demandent si oui ou non on pourra lui faire confiance. »
Il sait évidemment que je suis le Manu Borelli du bouquin. Il veut traiter d'un Judas moderne, le plus ambigu possible, qui finirait par capter notre confiance. Allergique aux traîtres comme je le suis, il fallait que la proposition de construire le film autour d'un donneur vienne de ce cinéaste de talent pour que je l'accepte. Je venais de respirer la différence entre l'écriture cinématographique et l'écriture tout court. J'avance en territoire inconnu. Je ne réalise pas encore l'importance de voir les personnages et les actions du livre s'animer sur un écran.
À la question : «Qui jouera les différents rôles ? » Becker me répond que cela réclame davantage de réflexion que je ne peux l'imaginer. Il prend congé le premier. Resté seul avec moi, Jean Rossignol m'assure que Becker fera le film.
« J'ai déjà lu vos autres livres, ils donneront naissance à autant de films », conclut-il.
Je regarde ce petit homme fragile au visage fin et j'ai envie de le soulever de terre, de le faire tournoyer pour être certain de son existence. Ne pas le confondre avec un enchanteur venu se glisser dans un rêve.