José Giovanni > Réalisateur Scénariste Dialoguiste > Deux hommes dans la ville
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Lorsque maître Robert Badinter accompagna à l'échafaud un condamné qui n'avait pas de sang sur les mains, il partit en croisade contre la peine de mort.
Sa religion.
Nous montions à cheval dans la forêt de Fontainebleau. Entre ma femme, mes enfants, mes livres et mes films, le souvenir du lourd fer tranchant qui coulisse du haut d'un cadre jusqu'à la nuque d'un être humain, oui, le souvenir de cette machine à laquelle j'avais posé un lapin s'était estompé. Et voilà que son armature se précisait à nouveau. J'écoutais l'indignation de Robert Badinter. Il ignorait qu'il parlait à un survivant :
« Tu sais, moi aussi je peux faire quelque chose pour cette cause », lui dis-je.
J'étais à ma place. J'écrivis directement le scénario de Deux hommes dans la ville. Un ami, Jeannot le Nantais, ex-perceur de coffres, avait refait sa vie après dix ans de cage. Carrossier de métier avant de tomber, il avait trouvé, en sortant, du travail chez Peugeot. Les flics débarquent. Vous vous rendez compte, confier de la soudure, des chalumeaux à ce perceur de coffres fiché au grand banditisme ! La direction hésite à le licencier : c'est leur meilleur ouvrier. L'intox d'un seul flic s'accentue. Au même moment, une équipe de braqueurs contacte Jeannot : un coup juteux en Espagne. ils neutralisent les vigiles et Jeannot fait parler le coffre.
Je pars de ce principe d'un acharnement de la justice, mêlé à une tentation. Je romance le reste. Le flic échafaudera des charges préventives et mon repenti finira par le tuer.
Donc l'échafaud. Coupable de l'acte et innocent moralement. Deux personnages clefs : le libéré qui reconstruit sa vie et son éducateur. Ensuite, le flic et deux femmes.
Mon propre éducateur me sert de modèle. Je pense à Alain Delon et à Lino Ventura. À la lecture du scénario, Lino me demande de tempérer le flic, trop manichéen et pas crédible à ses yeux. Je refuse car il faut pouvoir expliquer son meurtre par l'ex-détenu qu'il persécute. Je pense à Yves Montand. Réponse polie : «Ce n'est pas l'orientation qu'il souhaite donner à sa carrière. » Je ne veux pas contacter Delon, qui réclamera avant tout le nom de son partenaire. Et Jean Gabin ?... Je n'ai qu'à vieillir l'éducateur, en faire un homme au seuill de la retraite. Je retravaille les dialogues et contacte Gabin. Quand je tournais la fin du Rapace au studio de Boulogne il était venu voir Lino, lequel parlait toujours de moi avec beaucoup d'affection.
Jean Gabin, acteur de légende aux nombreux classiques dans sa musette, de Pépé le Moko à Quai des brumes, de La Grande Illusion au Jour se lève, de Touchez pas au grisbi à La Traversée de Paris. Il a servi les dialogues de Jacques Prévert, Henri Jeanson, Michel Audiard, Pascal Jardin. Que va-t-il penser des miens ?
Rendez-vous sur le tournage de L'Affaire Dominici. Je me pointe avec mon script. il est assis à côté de son habilleuse de toujours, qui m'annonce d'entrée : « Nous ne voulons plus travailler, monsieur, c'est notre dernier film. »
Ça l'amuse peut -être que l'habilleuse décide de son boulot, mais i! ne remue pas un cil.
«Le rôle ? ... C'est pas un Indien, j'espère ?» finit-il par marmonner.
Je sais qu' il entend par là « c'est pas un truand ».
«Non, c'est un éducateur ... assez rare dans le cinéma. »
Je lui tends le script et il me fait signe de le remettre à l'habilleuse. Elle le saisit comme une denrée avariée destinée à la poubelle. il râle contre la région aride de son tournage. Contre la marche forcée pour jouer ce
vieux paysan... Réponse à Paris dans deux semaines.
L'attente du cinéma. Je l'appelle de la cabine téléphonique d'une station-service entre la Suisse et Paris. Il accepte. J'attends la question sur l'autre rôle. Elle ne vient pas.
« Pour mon contrat, voyez mon agent.
- C'est pas un problème, monsieur Gabin.
-Le fric, c'est toujours un problème. »