José Giovanni > Romancier > Le haut-fer
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Mon système nerveux en danger me conseille l'action. Je me dirige vers les grandes forêts de l'est du pays à la recherche des décors de mon histoire de scierie. Je cherche d'abord une scierie artisanale isolée dans une clairière. Elles ont toutes été transformées en résidences secondaires. L'atelier devenu salle de séjour a conservé sa machinerie comme élément décoratif. Un lourd cadre de bois supporte la scie verticale qui débitait le tronc de l'arbre en longues planches. Cet engin s'appèlait un «haut-fer ». Dans le prolongement de cet atelier, une maison d'habitation d'un seul étage et le plus souvent de plain-pied.
La vie du scieur à façon dans sa clairière ressemblait à celle d'un peintre, d'un sculpteur ou d'un écrivain : son travail au sein de sa famille. Travailler avec le privilège incalculable de pouvoir embrasser sa femme et ses enfants. Les femmes furent les premières à se plaindre de l'isolement. En dehors des charrois qui livraient à la petite scierie les arbres entiers, elles ne voyaient guère de monde. Ces scieries semblaient sortir de l'imagerie poétique des créateurs de Walt Disney. Malgré des fleurs qui les rendaient pimpantes, elles étaient mortes. La roue à aube était figée, le haut-fer, muet. Le scieur et sa famille avaient troqué leur paradis contre trois ou quatre pièces en forme de cube dans une tour. lis apprendront qu'au sein de la foule l'isolement est plus total que dans une clairière. Et puis les oiseaux ne chanteront plus pour eux, les biches et les chevreuils que j'aperçois au cours de mes repérages ne leur feront plus de petites visites dans la brume légère de l'aube.
J'use presque ma nouvelle bagnole pour sillonner les chemins vicinaux, à la recherche d'un haut-fer en activité. La grande scierie concurrente, je l'ai trouvée. Les hommes qui descendent le bois sur leur drôle de traîneau, la schlitte, je les ai vu bosser dans les hautes Vosges. La pente est raide. Les traverses qui bloquent leurs pieds forment un escalier vertigineux. Ils chargent mille cinq cents kilos sur la schlitte et s'arc-boutent devant. J'essaye avec cinq cents kilos. Les deux jambes tendues, je tiens. Mais il faut en lever une et la placer sur la traverse suivante. Il faut alors bloquer la charge sur une seule jambe le temps d'amener la deuxième. L'impression que la schlitte veut jouer de l'accordéon avec ma colonne vertébrale. Et, sous la charge, le mouvement se précipite. Dans la forêt de ma première leçon, il y a une croix plantée en terre. Et puis une autre. Elles rappellent les schlitteurs morts sous leur charge. Ils sont payés au poids. Ce danger commence à meubler mon roman. Je me débrouille mieux entre les bûcherons qui risquent leur vie qu'entre des notaires du parc Monceau qui règlent les litiges d'héritiers aux dents longues.
Je me renseigne à Gérardmer chez un nommé Jean Grossier qui travaille à entretenir la mémoire : costumes anciens, chants, instruments de musique - l'épinette -, exploitation de la forêt ancienne. Mais il ne connaît aucun haut-fer qui fonctionnerait encore. Je décide le porte-à-porte, les hameaux, les gardes barrières. Et puis la chance. Ma chance. Un mécano de campagne m'en indique un au bout d'une route de terre. Une clairière en cul-de-sac à des kilomètres. Le scieur et sa grande lame sont seuls depuis 1923, à pic sur ma date de naissance! J'arrête ma bagnole à cinquante mètres et j'avance, à pied, à l'orée de sa clairière. J'entends battre le haut-fer. Mon cœur cogne aussi. Mon rêve se concrétise. Il m'attendait : le vieux toit, le petit bâtiment en équerre, une maison pierre et bois, et les ruines de ceux qui désertèrent. Les piles de planches débitées et les troncs intacts. Aucun véhicule. Un antique vélo.