José Giovanni > Romancier > Le Musher
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
En séjour de ski de fond sur les crêtes du Jura suisse, Zazie et moi voyons une affiche : «Course de chiens de traîneaux - Championnat d'Europe ». La magnifique tête d'un chien polaire aux yeux couleur de lune illustre l'annonce. C'est dans deux semaines. Renseignements à la librairie du village de Saignelégier
Le libraire, sumommé le Frisé, a aussi un attelage et même un élevage de huskies de Sibérie. Envahi par cette passion, il saute sur mon idée de filmer la course, qui passera à la télé à une heure de grande écoute. Ici, ils se mettront tous à plat ventre pour m'aider.
J'appelle Jean- Pierre Hutin, le producteur de «Trente millions d'amis ». Il m'avait proposé de tourner un sujet sur des animaux pour son émission.
«Le championnat d'Europe d'une course de traîneaux à chiens, ça t'intéresse ? .. »
Ça l'intéresse tellement qu'il me donne l'espace entier d'une émission : trente minutes. De quoi m'exprimer. Je monte deux équipes caméras et des skidoos pour nos déplacements sur la course. J'engage Walter Bal, le Hollandais. Il vient aux repérages. Nous définissons les places des caméras sur tout le parcours suivi par les traîneaux. Le jour J arrive. Le jour CHIENS. Des centaines de chiens et dix mille spectateurs. Les mushers, les conducteurs de traîneaux, ne sont pas tous Européens, on compte des Lapons, des Américains, des Canadiens. Froid sec : moins 15.
Je filme sans discontinuer pendant tout le week-end. La course sous tous ses angles, les origines des différentes races de chiens, les traitements, les looks les plus accentués chez les mushers. Certains ressemblent à des boucaniers, les frères de la côte.
« On vous verra aussi sur l'Iditarod ? » grimace l'un d'eux, dont les lèvres étirent le buisson d'épines qui lui sert de barbe.
L'Iditarod ? C'est quoi ?... Un volcan, une mer gelée ?... Non. La plus grande course de traîneaux à chiens du monde, en Alaska : 2 000 kilomètres d'Anchorage à Nome, sur le détroit de Béring. Les loups, les ours, le blizzard, les hauts cols. Des attelages de vingt chiens. Une carabine, une corde, des crampons à glace sur le traîneau. Celui qui dort trop ne se réveille plus. Celui qui ne dort pas s'épuise et abandonne. Un juste dosage.
Le champion du monde est indien. Il a une jambe raide, suite d'une attaque de polio. Ses chiens ne courent jamais, ne marchent jamais. Ils trottent inlassablement. Attendez ! Attendez !... N'en jetez plus ! Mon cerveau est déjà là-bas. Dans la salle de montage, en compagnie de Jacqueline Thiédot, les chiens polaires de mon petit film semblent cligner des yeux vers moi et chaque jappement me dit : «Allez, vas-y! Va là-bas. » Sur les plans du soir, ils hurlent à la lune.
« Ils sont d'un bruyant, ces chiens », râle Jacqueline. Elle se débat avec des kilomètres de pellicule 16 millimètres. Des heures et des heures d'images dont on ne gardera que trente minutes. Et elle n'aime pas les chiens, polaires ou pas. Parfois, elle précipite ses gestes :
«Je suis une conne! Je suis une conne! » répète- t-elle sans cesse.
J'imagine que Claude Sautet, dont elle est la monteuse préférée, doit le lui dire dans une de ses crises affectueuses. Si elle pouvait deviner que je suis là, près d'elle, sans y être, que j'invente déjà le personnage romanesque à incorporer dans l'Iditarod, l'épreuve des géants !
Hutin est très content. Il programme le reportage Dans le Jura suisse, c'est la gloire. Nous sommes adoptés. Le Frisé, imaginatif, se voit déjà en Alaska avec nous. D'abord de la doc, des cartes, des livres sur le pétrole, sur les Indiens, des reportages sur l'Iditaror. le joumal de bord tenu par l'Indien boiteux. Et, mêlé à cette vérité, je vais pétrir mes rêves. À ne plus faire qu'un bloc indissociable. Un roman intitulé Le Musher.