José Giovanni > Romancier > Le prince sans étoile
Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
Sur ma rencontre dans un hôpital-prison avec André Altmann, dit Dédé le Juif, dit Dédé la Chance, j'avais déjà écrit un scénario proposé à Jean-Paul Belmondo.
Ce que Dédé m'avait confié de son périple, fait de courage et de fureur à travers les turpitudes de l'Occupation, était inoubliable. Il se targnait d'égoïsme - « À chacun sa merde» -, alors que sa philosophie sur l'humanité aurait pu servir de guide spirituel à plus d'un.
Mon scénario, s'il n'était pas à la dimension totale du personnage, avait l'originalité d'une petite peinture de la truanderie sous l'Occupation. Jean-Paul avait refusé. J'étais passé à autre chose. Mais, à cette période, chez lui, il y avait un hurluberlu. Un pied par là, un pied ailleurs. Un pied chez Claude Lelouch. Peu après, Lelouch avait annoncé un film traitant des voleurs sous l'Occupation, Les Bons et les méchants.
Jacques Dutronc y incamera le même personnage que Dédé et tiendra le même discours étranger à toute appartenance, à toute idéologie, à toute religion. Il ne m'est jamais venu à l'idée qu'un homme de spectacle du talent et de la renommée de Claude Lelouch aie pu s'emparer abusivement d'un scénario, surtout le mien. Je n'avais pu que supposer l'intervention de l'hurluberlu, lisant le scénario chez Jean-Paul. Il en aurait transporté les idées maîtresses chez Lelouch. Cadeau ou vente, je l'ignore. Je n'imagine rien d'autre.
À l'époque, j'étais mobilisé par des films majeurs et ne voulais pas descendre des hautes sphères pour me commettre dans un ergotage. Ni sortir de la modération de mon caractère. Je me disais qu'à l'occasion je pourrais toujours en parler à Lelouch, par simple curiosité, après tout je n'avais entretenu avec lui que de bonnes relations.
Aujourd'hui, je relis mon scénario sur Dédé la Chance. Je juge que le personnage mérite encore mieux. Après un demi-siècle, j'essaye de le revoir comme je l'avais vu. Pourquoi s'était-il confié en partie ? Le mystère enfoui en chacun lui aurait-il murmuré que son jeune voisin de lit, atteint d'un faux érésipèle à usage d'évasion, deviendrait romancier et le ferait revivre entre ses pages ? … J'y crois.
Je suis porté à magnifier. Dans La Scoumoune, au lieu de faire crever Belmondo criblé de balles dans un caniveau, comme le vrai personnage, sa silhouette disparaît en haut d'un escalier du vieux Montmartre. Et, en bas, le contemplant, un joueur d'orgue de Barbarie s'exclame :
«Merde ! ... Un prince! »
Bernard Fixot, mon éditeur, y puise le titre de mon roman sur Dédé la Chance : Le Prince sans étoile. À cause de l'étoile juive qu'il refusera de laisser porter à sa famille d'adoption.
J'adore ce titre. Il me galvanise. Je m'empare de l'homme. Il inspirait une confiance immédiate. Ça existe chez les grands marins et les grands alpinistes. On affronterait avec eux tous les dangers. Néanmoins, mon « Prince sans étoile » ne demande à être suivi par personne, et il ne demande même pas qu'on partage ses idées. Par chance, il me semble avoir les mêmes que moi, à savoir : un nazi arrache un enfant à sa mère juive, un bolchevique arrache un enfant à sa mère russe blanche, un émule de Pol Pot arrache un enfant à sa mère pour cause de révolution culturelle, tout homme qui arrache un enfant aux bras de sa mère est un homme qui a perdu le droit de vivre. Un homme que j'abattrais sans aucun état d'âme.