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Extrait d'un entretien de Jean-Charles Lemeunier © Institut Lumière, 1999
JEUNESSE

Commençons par une précision sur votre état civil : selon certaines sources, vous êtes né le 22 juin 1923 à Paris, et selon d'autres en Corse.

Je suis d'origine corse. Mon père et ma mère sont issus d'une grande famille corse, mais moi, je suis né à Paris. Mon père est de Rogliano, un village tout en haut du Cap, ma mère est de Cervione. Du côté de mon père, ils sont tous du Cap. C'est une région à part, en Corse. Ça ne ressemble pas au sud. Les Cap-Corsins, c'est tous des marins, des charpentiers de marine, et beaucoup ont émigré en Amérique. Pour cette raison, on voit des villages avec des énormes maisons, de petits palais, grâce à l'argent qu'ils ont ramené d'Amérique.

Et c'est ce qu'a fait votre père, il est parti pour l'Amérique ?

Oui, et mon grand-père aussi. Mon grand-père est revenu, mon père est revenu, mais les frères de mon père sont restés là-bas. J'ai deux cousins germains qui ont fait le débarquement en 1944. Mon grand-père est parti à 14 ans. Il est revenu avec deux fils et sa femme. Il a eu un troisième enfant, qui est mon père, puis un quatrième. Mais sa femme est morte en couches, à 32 ans, au village. Elle était Corse, il l'avait rencontrée aux USA. C'était une fille de banquier, dont les parents ont péri brûlés vifs. À leur mort, mon grand-père est devenu très riche. Avec l'argent de sa belle-famille, il est rentré en Corse. Devenu rentier, il a acheté plein de commerces. Quand il s'est remarié, la deuxième femme a mis la main sur l'héritage et a essayé de mener la vie dure aux trois premiers fils pour qu'ils s'en aillent. Comme les deux premiers avaient des attaches en Amérique (ils y étaient nés), ils y sont retournés. Mon père est resté et à 17 ans, en 1900, il en avait tellement marre qu'il est allé rejoindre ses frères en Amérique. Il est revenu en France faire la guerre de 14-18 dans le corps expéditionnaire de Pershing. Et il a gardé sa nationalité française tandis que tous les autres sont américains. Mon grand-père avait pris la nationalité américaine et ses deux fils aussi. Mon père est mort en 1964, les autres à peu près à cette époque-là.
Mon père était interprète : il parlait espagnol, italien, français, anglais et corse. Ce n'est pas un homme qui s'attachait. Il n'avait que ses frères. Il possédait un bar à Harlem. C'était un joueur de poker. Il ne connaissait pas la France : il y avait la Corse, Bordeaux et le bateau. À Paris, il a rencontré un homme qui avait un casino. Il s'est lié avec ce type, a épousé sa sœur et est resté en France. Il a eu un besoin de se fixer, je pense. Ma mère était très sérieuse, vendeuse aux Galeries Lafayette. Elle a remarqué ce type portant extrêmement beau, mon père, chicos. Veuve de guerre, elle avait une petite fille et lui, il adorait les enfants. Elle lui a dit qu'elle voulait fonder une famille et être hôtelière. S'il voulait se lancer dans cette aventure, elle acceptait. Il avait gagné un petit tableau d'un maître italien, au poker, qu'il a vendu pour acheter un hôtel à la porte Saint-Denis, un hôtel merdique qu'ils ont remonté. C'est devenu un hôtel de passe. Ma mère était travailleuse. Ils ont remonté l'hôtel, ils l'ont revendu, c'était l'âge d'or des années vingt, le commerce marchait à mort. D'hôtels achetés en hôtels revendus, ils se sont retrouvés aux Tuileries avec un palace. Moi, je suis né dans un autre hôtel, l'Élysée-Star, qui fait l'angle avec la rue Vernay. Ils ont vendu deux hôtels pour tout mettre dans un seul. À ce moment, est arrivé le krach de Wall Street. Comme, grâce à mon père, ils avaient une clientèle américaine, ils ont tout perdu. À ce moment-là, a commencé une vie de nomades. Mon père continuait le poker. Ma mère tenait la maison avec trois enfants. Après, elle s'est mise à jouer à la roulette. On était dans une misère dorée. Quelquefois, il n'y avait rien à manger à la maison, il fallait voler. On n'avait aucune aide sociale parce qu'on avait toujours des appartements trop bien. Ma mère était une femme d'intérieur formidable et si l'on rentrait chez nous, on ne pouvait pas penser qu'on n'avait rien à manger. Personne ne vous aide quand vous avez une apparence. On allait voler sur les marchés. Après, on s'est un peu rétabli parce que mon père a rencontré quelqu'un qui allait en montagne. À Chamonix, il y avait de petits hôtels qu'on pouvait louer sans trop investir. Moi, j'avais déjà 16 ans, mon frère 18. L'ami avait investi, nous on travaillait, ça s'appelle le partage capital-travail. Il nous a appelés en 38, on a quitté Paris et c'est là que j'ai fait connaissance avec la montagne. On a passé deux saisons, 1938-1939, au bout desquelles on avait suffisamment d'argent pour tenir un petit hôtel à notre compte.
Mais la guerre est arrivée. Ma mère a eu peur. Elle pensait que personne ne voudrait plus aller en montagne, alors qu'il s'est passé le contraire. La montagne était bourrée. Il y avait de la viande, des légumes, pas de cartes d'alimentation. Ma mère à la roulette et mon père au poker - il était un peu diamantaire, aussi - se sont rabattus sur Nice. Mais il y a eu la guerre avec les Italiens. Ma mère avait une sœur à Marseille. Moi, j'avais commencé à travailler, quand même, plongeur dans un restaurant, j'avais arrêté les études, pour qu'il y ait un petit salaire qui rentre.
Je vais à Marseille à vélo pour contacter cette tante. Ça tombait bien : elle voulait quitter la ville pour aller dans les Pyrénées, c'était l'exode. Elle nous laisse son appartement, ce qui a été notre malheur. Dans cet appartement est arrivé un oncle, le frère de ma mère et de cette femme. C'était un personnage maléfique, Satan, une ordure. Très jaloux de mon père. Comme on habitait chez la sœur aînée de ma mère, on était obligé de le recevoir. Il s'est entiché de mon frère, plus âgé que moi, il a mis la main sur lui et l'a amené un peu plus tard à Paris, en 1941-1942, où il l'a fait entrer dans la pègre.
Moi, je suis retourné en montagne avec ma mère, qui avait reloué un hôtel en 1941. Là, dans les refuges, j'ai fait la connaissance d'un groupe de jeunes qui faisaient leur service civil dans « Jeunesse et Montagne ». Les officiers démobilisés avaient créé ce mouvement pour redonner un idéal à la jeunesse. J'étais déjà bon en montagne. J'ai devancé l'appel et je suis entré comme moniteur à « Jeunesse et Montagne ». J'y suis resté en 1943-1944. Après, les Allemands ont dissous le mouvement pour le STO. C'est devenu une vie en zigzag. Mon frère, très ancré dans la pègre avec mon oncle, voulait ouvrir des cabarets à Marseille. J'étais jeune, j'avais 20-21 ans, il y avait plein de super gonzesses là-dedans, je me suis un peu frotté là, puis je suis parti rejoindre ma sœur, qui avait un bar à Nantes. Là, j'ai rencontré un Corse, le commissaire Antonini, qui dirigeait les RG et cherchait des gens pour passer des postes émetteurs dans la poche allemande. Pour avoir des renseignements sur cette zone, il fallait passer des postes et les mettre chez des paysans consentants. On avait peur qu'il y ait des mouvements de troupes et que les Allemands veuillent sortir de la poche. Moi, j'étais individualiste, ça ne m'intéressait pas tellement d'être enrégimenté. Alors, je suis entré dans ce service, la DGER, Direction générale des études et recherches. Je me suis pointé dans les lignes. Je me suis lié avec un marginal, issu des brigades rouges espagnoles. Son frère avait été tué pendant la guerre d'Espagne. En fait, c'est lui qui avait dû le tuer. Les Allemands avaient attaché ce frère sur un char d'assaut et lui, qui les faisait sauter avec des bouteilles d'essence, avait été obligé de faire sauter le char. Après, il avait une seule religion : tuer des Allemands. C'était un mec qui ne s'enrégimentait pas non plus.
Pour la première fois, avec ce gars, j'ai eu une arme à feu et j'ai appuyé sur la détente pour descendre des gens. Ce no man's land n'était pas un truc pointu, extrêmement guerrier. Il y avait trois, quatre patrouilles un peu fatiguées qui, en revenant de leur tournée, connaissaient tous les passages. On se postait là, déguisés en paysans. On ouvrait le feu, on dessoudait la patrouille. Puis on revenait. Finalement, en passant un poste, je me suis pris le pied dans un piège à grenades. Et j'ai été fait prisonnier là. J'ai eu le temps, heureusement, de balancer le poste. Ils m'ont amené dans la poche et interrogé à Saint-Nazaire. Moi, j'avais quand même une religion corse, ce n'était pas facile de me faire parler, alors j'ai fermé ma gueule. Finalement, ils me placent dans un camp de prisonniers à La Baule. Je me retrouve avec de vieux prisonniers, il y avait des communistes qui dirigeaient le camp. J'essaye de m'inscrire pour les corvées extérieures, mais les mecs avaient un doute sur moi et ont refusé de le faire. Parce que si quelqu'un s'évadait d'une corvée extérieure, on leur supprimait ces corvées. Eux, pendant ces corvées, ils allaient baiser leurs femmes. Finalement, je me suis évadé quand même et j'aurais mieux fait de me tenir tranquille.
C'était Noël. Je rejoins Paris où ma mère était montée avec ma sœur, qui suivait des cours de comédie. Elle voulait en faire une star.

Votre sœur qui était actrice sous le nom de Simone France ?

Oui. Donc, je rejoins ma sœur et mon frère. Pigalle, en 1945, c'était une période faste. Mon père, lui, était égal à lui-même, il jouait au poker. On habitait un appartement assez luxueux, vers le bois de Boulogne.
On faisait des chantages sur les gars qui avaient trafiqué pendant la guerre, sur le mur de l'Atlantique. On avait formé un service parallèle. On les embarquait, avec de fausses cartes de police. Quand on les avait entre nos mains, on les faisait cracher. Après, ils ne pouvaient pas porter plainte, donc il n'y avait aucun risque. Et on pouvait laisser du fric à Maman. C'est bizarre, la vie d'un homme. Moi, je n'avais connu que la haute montagne, là je venais quand même de sortir de la guerre et, plus jeune, j'avais été voleur. Donc, je n'avais pas l'impression de faire du mal. Un jour, je ramène au service un type qu'on avait été chercher pour le faire cracher. Il y avait un revolver égaré sur la table. Le type saute sur le flingue. Moi, qui étais attaché avec lui, je lutte pour le lui enlever. J'étais le plus proche. Il y a un court corps à corps, je me prends une balle dans la cuisse qui me fait péter le fémur. Les autres l'abattent sur place. On m'évacue pour me faire opérer d'urgence parce que je pissais le sang. Moi, je n'avais tué personne… Et comme il y avait des témoins, ils en flinguent deux autres et les enterrent. Ça donne rapt, séquestration, assassinat, dissimulation de cadavres. On me ramène chez ma mère et je suis arrêté. Mon frère s'évade pendant la reconstitution. Il se fait tuer en cavale à Nice.
Je reste seul pour payer, très lourdement. Je suis condamné à mort. Après, j'ai aggravé le toutim : les combats en prison, la mauvaise conduite, l'évasion du Trou, tout ça . Alors, mon père se dévouera. Je le méprisais, de toute façon. Je pensais qu'il était lâche, qu'il ne s'était jamais occupé de la famille. Il savait que je ne l'aimais pas. Mais ça lui était égal, ce que je ne savais pas. Et il entreprend de me sauver. C'est un personnage très bizarre, qui ne dit jamais ce qu'il fait, qui se laisse accuser de ne rien faire et, quand il fait quelque chose de positif, il en fait bénéficier quelqu'un d'autre. C'est un personnage complexe ! C'est pourquoi j'ai écrit : Il avait dans le cœur des jardins introuvables . Il m'a sauvé. Il a été voir la partie civile. Il faut y aller, dans les familles, quand il y a des morts. Il a obtenu d'une partie civile deux lettres pour ma grâce. Moi, je pensais que c'était ma mère.

Et vous l'avez appris quand ?

J'ai été gracié, condamné aux travaux forcés à perpétuité. À cette époque, on changeait souvent de centrale. J'ai été à Riom, à Melun. Lui, il venait jouer au poker dans la ville voisine pour être près de moi. Il ne parlait pas, au parloir. Des parloirs muets. Je les ai mis dans Deux hommes dans la ville. Il m'écrivait une lettre par jour, mais il était pusillanime. Je continuais à penser qu'il n'avait pas de fond, parce qu'il ne s'attachait qu'aux petits détails. Il voyait que j'avais le crâne tondu, il disait : « Ils repousseront ! » Qu'est-ce qu'il me raconte ? C'est ça qu'il vient me dire ? Sauf qu'il continuait avec la grâce. Il avait trouvé des relations. Il y avait un général corse, qui s'occupait de la maison de Vincent Auriol. Finalement, j'ai été gracié à toute vitesse : commué à vingt ans à date d'écrou, donc toute la peine comptait. Je touchais un an de grâce personnelle, un an de grâce par Vincent Auriol… Finalement, en onze ans, c'était fini. Et là, en prison, avec des lettres de l'avocat, j'ai su tout ce qu'il avait fait. Mais je gardais un blocage énorme. J'avais préparé plein de phrases à lui dire au parloir et je me taisais. Je me disais toujours : « Je vais lui dire à la sortie, il sera là. » Il manquait six mois encore pour que je sorte, à Noël 56. Il avait réuni deux, trois mille signatures chez les Corses les plus importants.
Il n'était pas à la sortie. À la sortie, il y avait ma sœur, ma mère, qui tirait la couverture à elle, bien sûr. Lui, il attendait à la maison, un appartement que je ne connaissais pas, square Clignancourt. Je suis entré, je l'ai écrit dans le livre, il était au fond d'un petit salon. Il s'est levé. Il m'a dit : « Bonjour, petit. » Bon !
Il ne me parlait jamais de mes livres. J'avais écrit Le Trou, Le Deuxième Souffle . Cocteau, Mac Orlan m'avaient écrit que c'était formidable. Comme je ne pouvais pas lui parler, je déposais les lettres sur sa table de nuit. Et, le lendemain, je les retrouvais sur mon bureau. Un jour, j'étais au cercle où il jouait tous les jours, au salon de l'aviation, à Paris, et tous mes livres étaient dans la bibliothèque. Il les achetait en librairie, il les dédicaçait et mettait : « De la part de mon fils bien aimé. »
Et puis, je présente Le Trou à Cannes avec Becker. Le film avait été sélectionné pour représenter la France. Assez longtemps après, je rencontre un croupier du casino de Nice qui me dit que mon père était caché dans la foule pendant la montée des marches. J'ai laissé passer beaucoup d'années. En 1964, il est mort. J'ai vécu avec ma mère encore jusqu'en 1971, je me suis aperçu que c'était un personnage de zizanie. J'ai rompu avec elle sentimentalement. J'ai mieux compris alors ce qu'était mon père. À force d'en parler, je me suis dit : et si j'écrivais sur lui ? Je ne veux pas écrire ma vie, ça ne m'intéresse pas, mais celle de mon père, sa naissance, son émigration. Bien sûr, j'y apparais, mais ce n'est pas le livre de ma carrière. C'est le meilleur livre que j'aie écrit, j'ai eu le prix Léautaud. Maintenant, je fais le film .
C'est Bertrand Tavernier, touché par le livre, qui me l'a proposé. Faire un film sur l'émigration en Amérique, il faut 200 millions. J'arrive même pas à tourner un polar. Il me dit : « Il y a deux histoires. Il y a l'émigration et il y a ton père qui est resté pendant quatre ans au bistrot d'en face, du temps de ta prévention, pour parler aux surveillants. Tu fais ça ! » Bien sûr, on n'a pas travaillé sur les quatre ans de prévention, mais sur les dix mois de chaînes. Dans le scénario, j'ai continué le malentendu, je ne savais rien. On m'a dit : « Se demander à quel moment ce jeune type va apprendre ce que son père fait pour lui, c'est du suspense ! » On va jusqu'à la sortie du Trou. Mais comme, à Cannes, l'ancien palais n'existe plus, on a transposé la scène dans une librairie, pendant une signature de livres. Il vient à la caisse acheter un exemplaire et la caissière lui parle de la dédicace. Il dit : « Je ne vais pas le déranger », et il s'en va. Quelqu'un dit à mon personnage que mon père vient de sortir, alors l'acteur court dans la rue et le voit, loin, de dos. C'est ma voix, à ce moment-là. Je dis qu'il avait continué à cacher son cœur dans des jardins introuvables, qu'il est mort en 1964, et que j'ai fait ce film pour qu'il le voie, qu'il m'entende ; et je regrette qu'il n'ait pas su que j'étais repassé en jugement en 1984 et réhabilité. C'est-à-dire qu'ils effacent ton casier judiciaire et te rendent la possibilité de te présenter aux élections. Il est interdit à quiconque de faire des allusions à ton passé sous prétexte que tu es passé en correctionnelle.
Ce qui s'est passé avec mon père, c'est inexplicable. Je ne sais pas comment ça peut se faire, un truc pareil. Mais il y a quelque chose de bizarre dans la vie d'un détenu. Quand tu sors, tu reprends ta vie au jour où tu l'as arrêtée. C'est-à-dire qu'un type qui est resté vingt ans en prison, il sort et jette les yeux sur les femmes qui ont vingt ans de moins. C'est ce que j'ai mis dans Le Clan des Siciliens. Quand Gabin va à l'aéroport pour retrouver un copain d'enfance, un mafieux américain qu'il n'a pas revu, il va regarder des gens de trente ans, pas de son âge. Avec mon père, alors que je savais ce qu'il avait fait, j'étais resté sur mes positions d'avant. Parce qu'on ne s'était jamais beaucoup parlé, plutôt insulté. Il était très mal embouché, très grossier même, bien qu'habillé chicos. Il passait son temps à insulter ma mère. Et moi, je passais mon temps à me mettre devant, pour qu'il arrête, parce que j'étais inféodé à ma mère. Mais attention, il y avait des assiettes qui volaient. Ça avait dû laisser tellement de traces que je ne pouvais pas passer de ça à l'amour. Lui non plus. Mais il ne me reprochait rien. Il aurait pu me dire, au parloir : « Quand même, ce que tu as fait avec ton frère. » Non, il ne me reprochait rien. J'étais son fils, c'est tout. Je valais quelque chose, c'était tant mieux. Je ne valais rien, c'était pareil. C'est là-dessus qu'il était spécial !
Un jour, à Noël, qu'on n'avait rien à manger, il s'était déchaussé deux bridges en or pour aller les vendre. Mais nous, avec mon frère, on avait pris des vestes blanches de serveurs que ma mère avait gardées d'un de ses hôtels, on était entré chez un charcutier, on avait attrapé la dinde dans la vitrine et on était parti avec. Les gens ont pensé qu'on livrait. De son côté, mon père a du mal, le soir de Noël, à vendre ses dents en or pour acheter quelque chose. On croit encore qu'il ne fait rien et, quand il rentre, il y a une dinde sur la table qui ne vient pas de lui. Mais lui a fait plus : il s'est fait sauter des bridges. Effrayant, ce personnage !
Alors, nouveau miracle. Quand j'ai arrêté de tourner des longs métrages, j'ai fait trois, quatre téléfilms de prestige et, quand je suis revenu à l'écriture, j'ai essayé de remonter une affaire de film avec La Mort du poisson rouge . Je n'ai jamais pu y arriver, même avec l'accord de Belmondo.
Puis là, d'un seul coup, on finit le scénario avec Bertrand. On le propose à Alain Sarde. Je dépose le scénar, sans plus, je n'ai rien, je n'ai pas d'acteurs, il m'appelle et on fait le film.

Et les acteurs, ça va être difficile d'en trouver pour jouer votre père et vous-même ?

J'ai pensé à plein d'acteurs. À Delon, même. On a passé en revue tout le monde, finalement c'est Bruno Crémer. Mon personnage, on le cherche, le casting est ouvert. J'ai vu un acteur dans un très beau film, C'est quoi la vie . Il pourrait tenir mon rôle. J'avais 25 ans. Je suis sorti fin 56, j'avais 33 ans et demi. Il y a aussi mon frère, dans le scénario .

Il n'y a pas de personnages féminins ?

Ma mère, ma sœur, une avocate, une prostituée avec qui mon père ne couche pas, mais avec qui il parle . Il faut bien qu'il explique, sinon le public ne comprendra pas.
D'un seul coup, tout se met en place. C'est vrai que ce n'est pas un film cher, plutôt intimiste. Mais quand même, une adhésion comme ça !