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Extrait d'un entretien de Jean-Charles Lemeunier © Institut Lumière, 1999
SCENARISTE ET METTEUR EN SCENE

Dans les génériques de vos films, on vous voit aussi crédité comme scénariste avec Lucienne Hamon.

Le scénario de Ho !, ce n'est pas moi qui l'ai écrit. Je n'ai écrit que le roman . Comme j'étais au Mexique, sur Le Rapace, je n'ai pas travaillé au scénario. Je n'aime pas le film, de toute façon.

À cette époque, le dialoguiste participait entièrement au scénario ou on confiait à quelqu'un le soin de faire les dialogues ?

Audiard participait à la construction, mais c'était un dialoguiste tellement doué qu'il pouvait ne venir que pour les dialogues. C'est réservé aux dialoguistes qui ont une patte. Sinon, c'est difficile d'écrire des dialogues d'un film qu'on ne construit pas.

Quelle est votre conception de la mise en scène ?

Un metteur en scène doit avoir une dose d'agressivité. Il ne doit pas se laisser marcher sur les pieds. Sinon, il trahit la production qui a placé sa confiance en lui, les techniciens, les acteurs. S'il se laisse déstabiliser par le star system, il trahit tout le monde. La seule méthode, c'est l'agressivité. Toi, tu dois respecter l'acteur, te mettre à plat ventre pour qu'il soit bien, lui trouver des idées, lui il doit te respecter, pas te dire où tu dois mettre la caméra. En s'immisçant, il bousille le film. Dès qu'ils doutent du metteur en scène, ils deviennent dangereux, ils essayent de le remplacer au lieu de le soutenir. C'est un poste de chef, et il faut le tenir ! Il ne faut pas non plus penser qu'un acteur est un gadget. Un acteur, c'est une matière vivante. Si on l'a avec soi et s'il vous aime, il vous donne plus que son métier. Ça fait partie du métier de metteur en scène, d'obtenir ça. C'est une histoire d'amour, le cinéma, et l'acteur joue pour vous. C'est pourquoi je déplore ces systèmes modernes où le metteur en scène n'est même pas sur le plateau, il est à côté, devant un petit écran à regarder jouer l'acteur. Non, l'acteur a besoin de ton regard. De sentir que, si la scène est émouvante, tu es ému aussi. Alors là, il va te donner ses entrailles. Et le film sera meilleur. Il faut installer ces rapports-là. Bien sûr, les rapports de tension, ça joue contre, mais il vaut mieux des rapports de tension qu'un acteur qui dirige le film. C'est une déstabilisation du cinéma. Il faut tenir le poste et il faut aussi, sur le tournage, avoir l'adhésion de tout le monde, sinon il ne faut pas le faire. J'ai travaillé avec Becker, Sautet, Verneuil, ces gens-là. Les acteurs ne dirigent pas le film. Ils ont, sur le plateau, quelqu'un de très bien qui va les valoriser. Sinon, tout peut arriver, des changements de texte, etc. Alors que la scène, il l'a lue avant de signer. Il faut faire des lectures.
Ce qui a beaucoup détruit le cinéma, ce sont les prises de pouvoir. Mark Rydell a expliqué que Katharine Hepburn voulait faire les lectures de La Maison du lac chez elle . Il y avait sur la table les scénarios avec les noms et elle présidait. « Madame, je crois que vous avez pris ma place », lui a-t-il dit. Si on ne fait pas ça, ça pèse sur le film. Après, on ne sait plus ce qu'est le poste. Des spectacles seraient bien meilleurs s'il y avait eu un vrai respect des postes.
Un metteur en scène, c'est un type qui a un récit à mettre sur l'écran et, dans ce récit, il y a des acteurs qui s'expriment, un dialogue qui se dit, des émotions, une peur, un rire, etc. Lui doit s'acharner à ce que les sentiments qui sont sur le papier se retrouvent dans le film. Il doit filmer le mieux possible les acteurs pour ne pas perdre leurs nuances et doit essayer de donner un rythme au film. Le rythme vient aussi de l'écriture. Avec quel plan tu finis une scène, avec quel plan tu en commences une autre ? Là, il y a un rythme qui s'installe. Souvent, j'ai entendu dire, alors que le film est très bien raconté et qu'on est ému : mais il n'y a pas de mise en scène. C'est quoi, la mise en scène ? Becker, lui, disait : le film se fait avant le tournage. Si vous avez l'acteur qu'il faut, le décor qu'il faut, le récit qu'il faut, tous les jours la caméra agrandira ce qui est bien. Et, si vous n'avez pas ce qu'il faut, tous les jours la caméra agrandira la brèche. Il disait : la caméra est un objet inutile. Elle n'a pas d'imagination. Elle ne filme que ce qu'on met devant elle. Si ça n'est pas valable, ce n'est pas un travelling circulaire qui va sauver le truc. On peut faire un film magnifique avec trois objectifs, sans mouvements de caméra et sans effets spéciaux. Ça dépend aussi des acteurs. Certains peuvent parler pendant dix minutes. Un acteur peut être passionnant en entrant dans une pièce, en regardant son courrier, en prenant une bière dans son frigo. D'autres, on en a marre dès qu'ils entrent dans la pièce, on voudrait qu'il se passe quelque chose parce qu'on ne peut pas supporter l'acteur seul dans cette pièce. Dans Smoke , quand William Hurt explique comment on peut peser la fumée d'un cigare, il est extrêmement intéressant. Peut-être qu'on en aurait marre si c'était un autre acteur qui racontait ça en gros plan. Et Harvey Keitel est particulièrement intéressant en gros plan dès qu'il parle de quelque chose. Ça, c'est le charisme d'un acteur !
Mais où est-il passé, ce charisme ? Je me souviens de Belmondo, quand Sautet me l'a présenté. Il fréquentait un bistrot à Saint-Germain qui s'appelait L'Échaudé. Il ouvrait la porte, il n'avait encore rien fait, à part l'Odéon. Il était là sur le seuil et cherchait quelqu'un du regard, il y avait une sorte de remous qui passait dans la salle. Quand Delon est arrivé au Festival de Cannes pour la première fois, au Carlton on n'entendait que ça. Dis donc, t'as pas croisé un type avec un petit blouson en cuir, mais alors un type, vraiment… Tout le monde parlait de lui
Le choix de l'acteur par rapport au personnage, c'est le travail du metteur en scène avant le film. S'il ne fait pas ce boulot convenablement, il ne s'en sortira pas avec le film. C'est le cinéma ! Pour symboliser la mise en scène, on a mis une casquette, un viseur et un fauteuil, ce n'est pas suffisant pour faire de la mise en scène. La mise en scène vient de plus loin que ça. Elle vient d'un récit qui coule. Becker disait : si un spectateur se baisse parce qu'il a laissé tomber ses clefs dans la travée, qu'il lui manque deux plans quand il se relève et qu'il ne peut plus comprendre le film, vous avez fait un mauvais film. Il disait que les choses se tissaient, devaient même se répéter parfois sous des angles différents et d'une manière différente, pour qu'on ne perde pas le fil.
Il faut aussi, et c'est un gros défaut du cinéma français, il faut aussi que les films démarrent. Tu attends ce moment où la lumière s'éteint, où on vient te chercher pour te sortir du quotidien. Mais pas un quart d'heure après. C'est tout de suite. Il faut entrer dans le film. C'est une image qui te saisit. On doit quand même penser au spectateur. j'ai été à l'ARP il y a quelques années, avec quelque 250 metteurs en scène européens et, au bout de 2-3 jours de colloque, j'ai demandé quand on allait parler du spectateur. On m'a répondu : on n'a pas à avoir de pensée pour le spectateur, c'est une atteinte à notre liberté artistique. Dans ce cas, je leur ai dit, ne mettez pas d'affiches dans la ville pour le faire venir car, pour l'instant, votre liberté artistique s'arrête là, vous avez besoin de quelqu'un qui vienne vous voir. C'est pas comme si vous disiez : j'en ai rien à foutre de personne, je mets ma pellicule dans la grange, c'est pour moi. C'est pas pour vous. Vous faites de la pub, vous passez un film annonce, vous leur demandez de venir et si vous le faites et que vous ne vous êtes pas occupés d'eux avant, ces gens-là se retourneront contre vous. Le meilleur ami d'un cinéaste, c'est pas le critique de cinéma, c'est le public.
Quand j'ai travaillé avec Henri sur Le Clan des Siciliens, Zanuck nous avait envoyé son scénariste personnel. Il parlait très bien français. Il avait une liste de personnages et il posait des questions pour savoir pourquoi un tel faisait ça avec une telle ? Ça s'appelle les motivations entre les gens. Pourquoi il accepte, pourquoi il refuse. Les Américains savent que si les spectateurs se posent ce genre de questions, il n'y a plus de film. C'est la difficulté des histoires d'amour : est-ce que le couple tient le coup ?

Quelquefois, le couple ne tient pas. Je pense à La Minute de vérité, que j'ai vu récemment à la télé, où le couple adultère Morgan/Gélin ne tient pas face à Gabin, le mari .

Difficile de manier Gabin. Il est chez lui en train de lire le journal et le public sait que sa femme est allée se faire baiser dans un hôtel de passe. Elle rentre chez elle et elle dit qu'elle a été voir sa tante malade. Ça peut marcher s'il ne la regarde pas. S'il la regarde, le public prête à Gabin sa propre connaissance des faits et ça ne marche pas. Gabin : très masculin, jamais dupe. Il a fait une carrière là-dessus. D'ailleurs, il y a un film où un jeune lui prend sa femme, Le Sang à la tête, mais c'est servi par un dialogue tellement brillant. Il dit au mec qui est parti avec sa femme dans un hôtel à l'île de Ré : « Quand on dit à une femme qu'on l'aime pour la vie, on ne loue pas une chambre à la journée. »

L'envie de mettre en scène, c'était dès le départ, ou c'est en travaillant avec des gens comme Becker que ça vous est venu ?

J'ai travaillé avec Becker au scénario, il parlait du cinéma comme ça. Sautet aussi. En allant voir d'autres metteurs en scène tourner, pas Melville parce que je n'y suis pas allé, mais Verneuil, Enrico, j'ai compris pourquoi le film se mettait à boiter, par des histoires de distribution, de décors aussi. Si vous filmez un homme traqué, il ne faut pas que le décor l'écrase et que le public remarque le mobilier des différents endroits où il se cache ou la couleur de la lampe. On perd la situation dramatique.
Becker, dans Le Trou, a tourné clean. Il n'y a aucun graffiti sur les murs parce que Becker disait : un gros plan sur un mur clean, c'est le visage de l'acteur ; un gros plan sur des graffiti d'écailles, de bâtons qu'on raye tous les jours, ça n'amène rien.

Pourtant Hitchcock, dans La Mort aux trousses, tourne dans des décors grandioses et le spectateur pourrait se mettre à regarder les têtes des présidents taillées dans le roc ?

C'est autre chose. Scénaristiquement, pourquoi Hitchcock est un magicien ? Parce que ses scénarios ne tiennent pas debout. Il nous fait prendre des vessies pour des lanternes. Il fait échanger un meurtre dans un train par deux types qui ne se connaissent même pas, ça marche pas, ça ! Ça marche avec lui parce que c'est un déviateur d'intérêt. Il s'arrange pour que vous ne réfléchissiez pas. Il y a des films encore meilleurs que les siens, dans le genre. Prenez ce film de Richard Fleischer qui se passe dans un train.

L'Énigme du Chicago-Express ?

Une fille qu'on convoie pour témoigner . C'est meilleur qu'Hitchcock. J'ai reçu une leçon de ce film, c'est la manière de découvrir la position d'un tueur. La fille est traquée pour qu'elle ne témoigne pas. Donc, deux flics viennent la chercher et elle est fébrile, elle a peur pendant le voyage. Quand elle va pour fermer sa porte à clef, elle heurte malencontreusement son collier de perles qui se casse et les perles tombent sur le palier et il y en a une qui sort du palier, qui rebondit dans les escaliers et qui arrive en face des pieds du tueur. Tu les as à zéro. Ça, c'est écrit parce que si c'est pas écrit, sur le tournage tu peux pas le faire. Je l'ai revu dernièrement à Telluride, un festival de cinéma indépendant dans le Colorado, où j'avais été invité pour présenter Classe tous risques. Là-bas, j'ai présenté Le Trou, puis l'année d'après, Classe tous risques et, il y a deux ans, à Los Angeles, j'ai présenté Le Deuxième souffle, Le Trou et Classe tous risques. Parce que John Woo aime beaucoup ces films-là. Il était à la soirée de Classe tous risques et il voulait écrire le remake du film. Et Scorsese et Tarantino aiment beaucoup aussi ce cinéma économe sur les gens. Les Ricains ! Quand ils ont su que Le Trou, c'était mon histoire, on a rajouté des séances, ils m'interpellaient dans la rue. C'est pas freudien, chez eux. C'est le rêve américain.