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Extrait de Mes grandes gueules, José Giovanni, 2002
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J'étais dans le couloir de la mort lorsqu'un brigadier sympas - que j'ai déjà évoqué en ecrivant Le Trou - me dit qu'on venait de boucler dans la cellule voisine une célébrité de la pègre. Impossible de caser l'homme ailleurs que dans cette division spécial, bien qu'il ne fût pas condamné a mort, mais seulement en préventive. Il a trop d'amis partout, un parfait isolement est indispensable. On doit le transférer en Italie où il répondra du meurtre d'encaisseurs et où il traîne, après évasion, une vieille condamnation à perpète d'avant la guerre. Autant dire qu'il est perdu. Ce brigadier l'a déjà gardé, toujours avant guerre, à la centrale de Poissy.Il l'estime pour son côté "homme debout face à l'adversité". Il est dans un total dénuement. Pas même l'argent d'un timbre pour écrire à son avocat. Je lui fais passer, grâce à ce brigadier, des timbres, du papier à lettre et une plaque de chocolat. Le soir, j'entends frapper contre le tuyau de chauffage traversant toutes les cellules de ce sinistre secteur. Je réponds et monte sur mon lit à la hauteur de la fenêtre. Mes chevilles sont reliées par une chaîne et mes poignets sont menottés l'un sur l'autre, seulement pour la nuit. Les chevilles, c'est jour et nuit. "Merci pour les timbres et le choco, me dit ce voisin. Qui es-tu? Combien tu tires? -j'attends la veuve. -Merde, c'est con." Le moins qu'on puisse dire. "Et toi?..." Il me raconte que son père, à l'annonce de sa bouvelle arrestation, vient de se pendre. Qu'il a perdu sa femme, abattue par des douaniers au cours d'un débarquement candestin dans une crique de Midi. Ils venaient d'Italie avec son complice, Raymond Naldi, un lieutenant de Pierrot le Fou. La maîtresse de Naldi, enceinte, a accouché sur la grève, blessée dans le combat. Et Abel, le personnage central, a quitté le rivage en laissant derrière lui le cadavre de sa femme, celui de son ami, ceux des douaniers. Il s'est enfui, tenant ses deux enfants par la main. Du polar grand cru. Chaque soir, à la fenêtre, Abel m'en raconta un peu plus. En vrac. En morceaux, comme un alpiniste qui dévisse et dont le corps s'éparpille heurt contre les lames de granit. Sa déchéance : finir par cambrioler des chambres de bonnes, courir, poursuivi par les clameurs "Au voleur!... Au voleur!... ", essayer de monter sur la plate-forme d'un autobus en marche et recevoir en pleine gueule le revers de ceinturon d'un pompier avec la boucle en guise de gong. Il n'avait trouvé qu'un jeune type pour le ramener de Nice à Paris en ambulance avec ses gosses. Le mitan l'abandonne, le trahit même pour éviter de se mouiller. Ca ressemblait à la vie d'un financier en banqueroute qui ne trouve même plus un verre d'eau auprès de ceux qu'il a entretenus. Un parfum de jardin des Oliviers.Un goût de faiblesse humaine débarquée avec le premier homme. " T'es jeune...ils te la couperont peut-être pas ", me dit-il avant qu'on le transfère. Auprès d'Arlette, sur l'oreiller, je ne peux que taire mes anciennes et étranges conversations nocturnes à la fenêtre de la prison de la Santé. Je me confie à mon papier pelure et à mon Bic ordinaire. J'écris. J'intutile ce troisième roman Le Dernier Voyage. J'ai inventé une histoire d'amour au jeune sauveteur momentané d'Abel. J'ai donné un sens moral à l'échec total de sa vie. J'ai arraché le jeune à la truanderie, donné un avenir aux deux gosses. Point final sur la machine de madame Lamagnère. Je palpe le deuxième chèque de Marcel Duhamel et j'embrasse Minie Danzas, qui raye le titre et déclare que mon personnage a toujours voyagé en Classe tous risques. |
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